13
Roger Mayles avancait d’un pas tranquille sur l’epaisse moquette du Mayfair, multipliant sourires et petits saluts. Le Britannia avait atteint les eaux internationales cinq heures auparavant et le casino bruissait du tintement des machines a sous, des appels des croupiers et des cris des parieurs, jusqu’a couvrir le spectacle de cabaret qui se donnait sur la scene du Royal Court, un peu plus loin a l’avant du pont 4. Faute d’avoir pris le temps de se changer en sortant du premier diner, la plupart des clients etaient en tenue de soiree, smoking pour les hommes et robe longue pour les femmes.
Une serveuse portant un plateau debordant de coupes de Champagne se planta devant le directeur de croisiere.
— Une petite coupe, monsieur Mayles ? demanda-t-elle en elevant la voix pour couvrir la rumeur.
— Non merci, ma cherie.
La formation de jazz Nouvelle-Orleans qui s’epoumonait sur la scene toute proche contribuait a l’atmosphere de gaiete factice qui regnait dans la salle. Le Mayfair, le plus tapageur des trois casinos du Britannia, avait tout d’un temple a la gloire du dieu Argent. La premiere soiree en mer etait toujours la plus debridee, l’ardeur des joueurs pas encore temperee par leurs pertes. Mayles adressa un clin d’oeil a la jeune serveuse et poursuivit sa tournee des tables de jeu. Chacune d’elles etait surmontee d’un dome de verre fume, habilement dissimule sous les pampilles des lustres en cristal. Les decorateurs de la salle avaient cherche a recreer l’atmosphere du Londres de la fin du XIXe siecle en accumulant tentures de panne de velours, boiseries et cuivres. Au centre de l’immense salle se dressait une sculpture de glace rose representant l’amiral Nelson, curieusement vetu d’une toge.
Mayles se dirigea vers la droite du bar et s’arreta devant une porte anonyme qu’il deverrouilla a l’aide d’une carte magnetique. Le temps d’un dernier regard a droite, puis a gauche, et il se glissa discretement a l’interieur, loin de l’animation du casino.
La piece, plongee dans la penombre, vibrait a la lueur des centaines de petits ecrans de controle alignes au-dessus d’un pupitre. Chacun des moniteurs transmettait les images des cameras de surveillance installees sur des tables de jeu, des bandits manchots et des caisses. Depuis cet antre, pas un mouvement des croupiers, des caissiers et des joueurs n’echappait a la vigilance du personnel affecte a la securite du Mayfair.
Deux techniciens assis sur des chaises a roulettes, le visage baigne de lumiere bleutee, scrutaient attentivement les ecrans. Debout derriere eux, le directeur des jeux faisait de meme. Pendant plus de six jours, Victor Hentoff allait passer le plus clair de son temps a naviguer d’un casino a l’autre et ses yeux, a force d’annees passees a fixer des televiseurs, restaient plisses en permanence. Il se retourna en entendant Mayles ouvrir la porte.
— ‘Soir Roger, dit-il de sa grosse voix, la main tendue.
Mayles sortit de sa poche une enveloppe cachetee.
— Merci, fit Hentoff.
D’un doigt boudine, il dechira le rabat de l’enveloppe et sortit un epais listing.
— Oh putain, grommela-t-il en feuilletant la liasse.
— Beaucoup de fruits bien murs qui ne demandent qu’a etre cueillis, commenta Mayles.
— Tu peux me faire un petit topo ?
En plus de ses autres fonctions, le directeur de croisiere avait pour mission d’informer discretement le personnel des jeux de la presence a bord de bons clients potentiels afin que la direction des casinos puisse les bichonner.
— La comtesse de Westleigh est de retour, prete a se faire ratiboiser une fois de plus. Tu te souviens de la croisiere inaugurale de l’Oceania ?
Hentoff leva les yeux au ciel.
— Je n’arrive pas a croire qu’elle ait decide de remettre ca.
— Que veux-tu, elle a un faible pour les nouveaux bateaux. Et accessoirement pour les croupiers. Sinon, j’ai aussi…
Mais Hentoff ne l’ecoutait plus, les yeux rives sur la porte qui venait de s’ouvrir. Mayles se retourna en entendant la rumeur du casino penetrer dans la piece et decouvrit l’<< inclassable >> Pendergast.
— Ah, monsieur Mayles ! dit-il d’une voix calme. Je vous cherchais.
Eberlue par le culot de l’intrus, le directeur de croisiere ouvrit des yeux ronds. Il se trompait rarement dans le choix de ses compagnons de table, mais il lui fallait bien reconnaitre son erreur cette fois, et il se promit de rayer definitivement ce Pendergast et sa << protegee >> de son carnet mondain.
De son cote, Pendergast observait tranquillement le decor qui l’entourait.
— On peut dire que vous avez une belle vue, dit-il en designant les murs d’ecrans.
— Comment etes-vous entre ? lui demanda sechement Mayles.
— Simple tour de passe-passe, repliqua Pendergast avec un geste desinvolte.
— Je vais vous demander de bien vouloir ressortir, l’acces de cette piece est interdit aux passagers.
— Ne vous inquietez pas, monsieur Mayles. Juste une ou deux questions a vous poser et je m’en vais.
Le directeur des jeux se tourna vers Mayles.
— Tu connais ce monsieur, Roger ?
— Nous avons dine a la meme table. En quoi puis-je vous aider, monsieur Pendergast ? interrogea Mayles avec un sourire doucereux.
— Ce que je vais vous dire doit rester confidentiel
Oh non, pensa Mayles en sentant monter sa tension. Cet ostrogoth va remettre le couvert avec ses elucubrations morbides.
— Je ne suis pas monte a bord du Britannia dans l’intention de me reposer et de prendre l’air, poursuivit Pendergast.
— Ah oui, vraiment ?
— Je me trouve ici a la requete d’un ami. Pour vous dire les choses telles qu’elles sont, messieurs, on a vole a cet ami un objet de grande valeur. Cet objet se trouve actuellement entre les mains de l’un des passagers de ce paquebot et j’ai l’intention de le lui reprendre afin de le rendre a son proprietaire legitime.
— Vous etes detective prive ? demanda Hentoff.
Pendergast prit le temps de reflechir avant de repondre, le reflet des ecrans faisant briller ses yeux d’une lueur irreelle.
— On peut dire en effet que j’enquete actuellement sur une affaire d’ordre prive.
— Si je comprends bien, vous etes un detective amateur, reprit Hentoff sans chercher a dissimuler son dedain. Monsieur, je vais a nouveau vous prier de sortir.
Pendergast lanca un coup d’oeil en direction des ecrans avant de revenir a Mayles.
— En tant que directeur de croisiere, vous devez sans doute connaitre chacun de vos passagers, n’est-ce pas ?
— J’ai ce plaisir, en effet, repliqua Mayles.
— Fort bien. Vous allez donc pouvoir me fournir les informations dont j’ai besoin pour identifier mon voleur.
— J’ai bien peur de ne pouvoir vous aider. Les informations relatives aux passagers sont confidentielles, fit Mayles d’une voix glaciale.
— Notre homme pourrait toutefois se reveler dangereux. Il n’a pas hesite a tuer pour se procurer cet objet.
— Si c’est le cas, nos services de securite s’en chargeront, intervint Hentoff Je serai ravi de vous diriger vers l’un de nos responsables qui se fera un plaisir de recueillir les elements dont vous disposez.
Pendergast secoua la tete.
— Je ne puis malheureusement me permettre de faire part de mon enquete au petit personnel. Il me faut rester discret.
— Mais d’abord, quel est l’objet en question ? s’enquit Hentoff.
— Je regrette de ne pas pouvoir vous en dire davantage. Il s’agit d’une antiquite asiatique d’une valeur inestimable.
— Comment savez-vous que cet objet se trouve a bord ?
Pour toute reponse, Pendergast esquissa un sourire.
— Monsieur Pendergast, declara Mayles sur le ton qu’il reservait habituellement aux passagers les plus difficiles. Vous refusez de nous decrire l’objet de vos recherches, vous refusez de nous dire comment vous savez qu’il se trouve a bord et vous nous dites que vous n’agissez pas officiellement. De toute facon, nous naviguons a present dans les eaux internationales, les lois britanniques ou americaines ne s’y appliquent pas et seuls nos services de securite sont habilites a resoudre ce genre de probleme. Non seulement nous ne pouvons pas vous aider, mais comptez sur nous pour veiller a ce que votre enquete ne gene pas les autres passagers. Je suis certain que vous comprendrez, ajouta-t-il avec un grand sourire, histoire d’adoucir la sentence.
Pendergast hocha lentement la tete.
— Je comprends, dit-il avec une legere courbette avant de s’eloigner.
Il avait la main sur la poignee de la porte lorsqu’il se retourna.
— Je suppose que je ne vous apprends rien en vous disant qu’une equipe de compteurs de cartes s’active actuellement autour de vos tables de jeu ? demanda-t-il en montrant vaguement du menton l’un des murs d’ecrans.
Mayles regarda machinalement les moniteurs, mais seul un specialiste aurait pu voir ce qui se deroulait reellement autour des tables de black-jack.
— Qu’est-ce que vous racontez ? s’enerva Hentoff.
— Des compteurs de cartes particulierement habiles et parfaitement organises, a en juger par la facilite avec laquelle ils ont echappe jusqu’a present a la vigilance des autorites.
— N’importe quoi, s’emporta Hentoff. Nous n’avons rien remarque du tout. A quoi jouez-vous ?
— Ce n’est pas moi qui joue. Ce sont eux, repliqua Pendergast, et sans doute pas avec les memes regles que vous.
Le directeur des jeux et Pendergast s’affronterent du regard, jusqu’a ce que Hentoff, exaspere, s’adresse a l’un de ses hommes.
— Ou en est la banque ?
Le technicien passa un appel rapide et se tourna vers son chef.
— Le Mayfair perd actuellement deux cent mille livres, monsieur.
— En tout, vous voulez dire ?
— Non, aux tables de black-jack.
Hentoff se precipita vers les ecrans concernes et les observa attentivement, puis il se retourna.
— Montrez-les-moi, demanda-t-il a Pendergast.
Un sourire s’afficha sur le visage de ce dernier.
— J’ai bien peur qu’ils se soient eclipses.
— Comme c’est pratique. Et quelle technique de comptage utilisaient-ils, selon vous ?
— J’ai cru voir une variante du Sept Rouge ou du KO. C’est difficile a dire, je n’etudiais pas les ecrans d’assez pres. En outre, ils ont ete suffisamment discrets pour passer entre les mailles du filet jusqu’a present, sinon leurs visages figureraient dans vos banques de donnees et vos logiciels d’identification les auraient deja reperes.
Le visage de Hentoff vira au cramoisi.
— Comment etes-vous au courant de tout ca ? eructa-t-il.
— Mais enfin, monsieur… euh, Hentoff, c’est bien cela ? Vous le disiez vous-meme tout a l’heure, je suis un simple amateur.
Une chape de silence s’abattit sur la piece. Cloues sur leurs sieges, les techniciens n’osaient plus quitter leurs ecrans -des yeux.
— Il ne fait guere de doute que vous avez besoin d’aide, monsieur Hentoff. Et je serais ravi de vous proposer mes services.
— En echange de notre comprehension vis-a-vis de votre enquete, c’est ca ? demanda l’autre sur un ton sarcastique.
— Exactement.
Un autre silence gene s’installa, que Hentoff finit par rompre.
— Bon, de quoi avez-vous besoin ? soupira-t-il.
— M. Mayles est l’homme de la situation. Il lui est facile d’obtenir les renseignements necessaires puisque sa fonction l’amene a discuter avec les uns et les autres. N’ayez crainte, monsieur Mayles, il n’est nullement dans mon intention d’importuner les passagers. Seule m’interesse une poignee d’entre eux. J’aimerais par exemple savoir si les quelques passagers en question ont depose des objets precieux dans le coffre du navire, ou bien s’ils ont interdit au personnel de penetrer dans leur suite. Ce genre de chose.
Pendergast se tourna vers Hentoff avant de poursuivre :
— Vous pourriez egalement m’etre utile.
— Comment ?
— Eh bien… comment dire ? En mettant de l’huile dans les rouages.
Hentoff regarda alternativement Pendergast et Mayles,
— Je vais y reflechir, marmonna ce dernier.
— Dans votre interet, je vous conseille de reflechir vite, lui recommanda Pendergast. Deux cent mille livres sterling en cinq heures, la pilule est amere.
Sur ces mots, il adressa un sourire a ses interlocuteurs et sortit de la piece.